"Strasbourg invente la chirurgie du futur"

Extraits de l'article paru dans "Sciences et avenir" d'avril 2009 (p. 8-14)
Répétition d'opérations sur des clones virtuels de malades, nouvelles techniques d'incision, images d'intervention diffusées par Internet... Visite de l'Ecole internationale de chirurgie de l'Ircad, une référence mondiale.

Debout devant un mannequin en plastique relié à un ordinateur, un chirurgien du centre hospitalier universitaire (CHU) de Strasbourg lance le programme informatique contenant les données du patient qu'il s'apprête à opérer dans quelques jours. Surgit soudain, plein écran, la réplique de l'appareil digestif de Monsieur M., en couleur et en 3D, comme si on venait de lui ouvrir l'abdomen. La morphologie des organes, leur couleur, leur aspect... tout est reproduit à l'identique. Le chirurgien saisit alors les manettes à retour de force implantées dans le ventre du mannequin et, l'oeil rivé à l'image, commence l'opération. La pince virtuelle, commandée par des leviers, soulève les tissus, sectionne des fibres. Dans ses mains et ses bras, le praticien perçoit très distinctement la résistance des matières, les différences de texture. Il repère la tumeur, logée dans le foie, identifie la position des vaisseaux à éviter. Il cherche le meilleur angle d'approche, découpe la tumeur, répète plusieurs fois la procédure délicate, affine son geste... jusqu'à se sentir prêt pour l'opération réelle. Nous sommes en 2020 et plus aucune opération chirurgicale délicate ne se fait sans que le praticien s'exerce d'abord sur le double virtuel de son patient !
Rembobinons. Nous nous trouvons en 2009, à l'Institut de recherche contre le cancer de l'appareil digestif (Ircad) de Strasbourg. Depuis sa création, voilà 15 ans, ingénieurs et chirurgiens collaborent pour mettre au point des technologies révolutionnaires. Certaines ont d'ores et déjà abouti, comme la chirurgie par voie naturelle, réalisée pour la première fois en 2007, qui évite toute incision du patient (...). Ou la mise au point du simulateur de chirurgie sur copie du patient en 3D. C'est ici le temple de la chirurgie high tech, fondé par le professeur Jacques Marescaux. Accolée au CHU de strasbourg, cette tour de verre de 8 000 mètres carrés dédiée à la 'science chirurgicale' n'a pas d'équivalent au monde, hormis son 'clone'créé à Taïwan en 2008 (...). 27 ingénieurs roboticiens, 25 ingénieurs de l'image, des chirurgiens, radiologues et cancérologues oeuvrent pour moderniser le saint des saints : le bloc opératoire. (...)

Tôt le matin, le vaste hall de réception de l'Ircad est plongé dans un silence de cathédrale. Dans l'amphithéâtre attenant, 40 chirurgiens en stage de formation intensive prennent des notes, assis devant trois écrans géants qui diffusent en direct une opération par technique mini-invasive (...). L'Ecole internationale de chirurgie qui assure ces cours (European Institute of Telesurgery, EITS) fait partie intégrante de l'Institut strasbourgeois. 3 500 élèves de tous les pays viennent ici chaque année pour exercer leur scalpel sous la houlette des plus grands chirurgiens internationaux. Pour l'heure, par écran interposé, les stagiaires se retrouvent plongés dans les entrailles d'une patiente opérée pour un prolapsus (descente d'organes gynécologiques affectant 41 pour cent des femmes de plus de 50 ans). Le but de l'intervention consiste à remettre les organes en place en les soulevant par des bandelettes de tissus chirurgicaux. Une centaine d'articles scientifiques décrit quarante méthodes différentes pour y parvenir.

Aujourd'hui, le docteur Eric Mandron, du Mans, a choisi de présenter une intervention par laparoscopie (...), réalisée grâce à seulement quatre petites incisions abdominales. Une méthode plus esthétique et censée permettre une meilleure récupération pour la patiente. 'Quelle est la courbure de votre aiguille ?', demande un chirurgien stagiaire via un micro branché sur son pupitre de l'amphithéâtre. Depuis le bloc, micro-casque sur la tête, le praticien répond aussitôt et répète son geste de suture pour fixer les idées."

Changement de dimension :
"Les ingénieurs savent passer d'une image par scanner 2D à une vue où organes et tumeurs sont colorisés, puis à une reconstruction 3D. Les mouvements respiratoires sont ainsi modélisés. Les chirurgiens s'exercent au final sur un modèle hyperréaliste [sur écran informatique, Ndlr.]"

Petit lexique de la chirurgie mini-invasive :
Chirurgie mini-invasive : "au contraire d'une chirurgie 'ouverte', le chirurgien atteint sa cible par des incisions de 0,5 à 1 cm dans lesquelles il glisse des instruments longs et fins, couplés à un système vidéo."

Laparoscopie : "appelée aussi coelioscopie, c'est une technique de chirurgie mini-invasive de la cavité abdominale à des fins de diagnostic et d'intervention."

Trocart : "canule creuse dans laquelle on glisse des instruments ou une fibre optique."

"Le bloc, équipé de quatre écrans et d'autant de caméras, dispose d'un système d'éclairage multicolore qui, en diffusant une lumière rose, verte ou bleue permet aux spectateurs de mieux visualiser tel ou tel tissu. En régie, un opérateur sélectionne les images du duplex, comme lors d'une émission de télévision. Dans l'amphithéâtre, les stagiaires se concentrent : l'après-midi, ce sera à eux de réitérer l'intervention... sur des cochons.

En attendant de les voir à l'oeuvre, direction le deuxième étage de l'institut où siège l'équipe du Pr. Luc Soler, responsable de la recherche et développement. (...) 'L'idéal serait de disposer d'un simulateur sur copie du patient qui permettrait de préparer l'acte opératoire, de trouver la meilleure stratégie possible pour gagner en efficacité et en sécurité', explique explique Luc Soler. Chaque patient représente en effet un cas particulier. L'anatomie des organes diffère : leur morphologie, leur emplacement, leur taille et leur texture varient. Et même si l'imagerie médicale actuelle (scanner, IRM, TEP) permet déjà de déceler beaucoup de détails essentiels, elle n'est pas encore assez précise pour en montrer toutes les spécificités. Parfois les chirurgiens doivent opérer sans savoir vraiment ce qu'ils vont trouver, au risque de faire échouer une procédure.

Plus problématique encore, ce manque de 'visibilité' du patient peut faire renoncer à une opération, faute d'informations suffisantes, notamment lorsqu'une intervention touche à un organe aussi variable que le foie. 'C'est un organe vital irrigué par quatre réseaux vasculaires qui remplit à lui seul une centaine de fonctions', énonce le professeur. 'Il n'y en a pas deux pareils. Ils varient d'aspect selon les pathologies et surtout chaque vascularisation est aussi unique qu'une empreinte digitale. Or aujourd'hui, bien que l'imagerie de cet organe et de ses vaisseaux existe, elle n'est que trop rarement exploitée en 3D. Lorsque vous opérez, il y a toujours un risque de toucher un vaisseau sanguin vital que vous n'aviez pas vu'. Conséquence, 'en France en 2005, sur les 20 497 cirrhoses et 14 267 cancers du foie recensés, seules 7 271 interventions chirurgicales ont été pratiquées. Par sécurité pour les patients, les chirurgiens renoncent à opérer en respectant les règles définies par la communauté scientifique. Malheureusement, les marges de sécurité de ces règles sont trop imprécises et trop indépendantes de l'anatomie propre du patient. Ce manque de précision prive une partie des patients d'une opération qui assure 90 pour cent de taux de survie à cinq ans ! Notre premier objectif est de réduire les marges pour pouvoir proposer l'opération à beaucoup plus de patients.'

Pour ce faire, Luc Soler coordonne un programme européen de recherche pour la simulation de patient Passport (Patient Specific Simulation and Preoperative Realistic Training for Liver Surgery). Devant nos yeux, il affiche une image du foie obtenue par un scanner. Une image médicale classique en 2D... grise, réalisée après que l'on a injecté au patient un produit de contraste qui fait apparaître les artères et les veines en clair. Luc Soler lance alors la procédure de 'virtualisation' que son équipe a mise au point. L'image grise est d'abord visualisée de façon automatique, non ,plus coupe par coupe en 2D, mais en une unique vue en 3D grâce à un premier logiciel VR-Render. Elle est ensuite traitée par le logiciel VR-Anat qui analyse les 3 000 niveaux de gris que contient l'image. Grâce à une base de données de reconnaissances des formes, le programme identifie et colore non seulement l'organe cible mais aussi - c'est nouveau - le contour des différents organes voisins et le réseau complexe des vaisseaux. Enfin le logiciel peut, le cas échéant, repérer une tache suspecte et l'identifier aussitôt comme une tumeur. En quinze minutes, il transforme les images scannées en 2D en modèle 3D et une petite tumeur apparaît.

'Même un oeil expérimenté peut passer à côté de ces tumeurs', affirme le professeur. 'Aujourd'hui, un radiologue doit analyser en un temps très court 400 coupes réalisées tous les demi-millimètres de tissu hépatique. VR-Anat l'assiste pour réduire le risque d'erreur médicale.'

Cette première visualisation achevée, un autre logiciel, le VR-Planning, prend le relais. L'ordinateur charge l'image et les images apparaissent en relief. 'Ce programme aide à affiner le diagnostic et décider de la meilleure stratégie opératoire lors des réunions de staff.' Avec la souris de son ordinateur, le professeur se promène dans les organes, les fait pivoter, navigue dans les artères, simule la découpe d'un tissu. 'Le chirurgien voit ainsi quels vaisseaux il va rencontrer pendant son exploration et quelle marge de sécurité il aura autour de la tumeur pour être sûr de tout enlever tout en préservant le maximum de tissu sain.' L'Ircad a déjà validé ce système unique pour les pathologies du foie, de la rate, du pancréas, de l'intestin et de la thyroïde. Il est utilisé en clinique au CHU de Strasbourg pour les cas les plus problématiques et le VR-Render est téléchargeable gratuitement sur Internet.

Pour aller plus loin dans le réalisme et pouvoir s'entraîner à opérer, il reste à apporter des 'textures' à ce modèle 3D. C'est-à-dire à lui conférer des couleurs réelles, correspondant à celles des organes du patient pour que le chirurgien se repère une fois dans l'abdomen. Il faut aussi redonner à chaque tissu les caractéristiques de résistance mécanique qui lui sont propres puisqu'un foie cirrhotique, par exemple, n'a pas la même souplesse qu'un organe sain. Pour déterminer ces données, le patient est soumis à une élastograhphie, un examen non invasif fait à l'aide d'une onde à ultrasons (élastomère) qui va déterminer la souplesse des tissus. Charge ensuite au calculateur informatique de traduire cette information en sensation tactile que l'on pourra ressentir en opérant à travers une manette à retour d'effort." [Il s'agit du "tactile feedback" en anglais, ou "retour de force / d'effort", permettant au chirurgien qui opère en mode virtuel de ressentir, en mode réel, la force de résistance des organes. Ce point est au centre des recherches depuis plusieurs années. Ndlr. ]

"Si toutes ces techniques ne sont pas encore au point, l'Ircad est sur la bonne voie. Le modèle d'appareil digestif virtuel obtenu est déjà frappant de réalisme. Seul écueil : le temps de calcul. Il faut trois semaines à la machine pour obtenir une copie du patient ! Les ingénieurs informatique travaillent à réduire ce délai en automatisant le processus pour le rendre compatible avec une pratique clinique routinière. Le but ultime étant de l'introduire, ensuite, dans le simulateur. 'Ce système sera particulièrement rentable pour un interne qui débute', affirme Luc Soler. 'Cela lui fera gagner un temps de rodage précieux'.

Pour le moment, les simulateurs sont donc utilisés uniquement pour la formation. Dans une pièce annexe, deux internes s'exercent ainsi sur un prototype. Chacune tient une manette de retour de force implantée dans l'abdomen d'un mannequin. Hélène contrôle la caméra, Catherine manipule la pince. Toutes deux s'entraînent aux gestes qu'elles devront pratiquer sur des patients bien réels. 'Les élèves actuels, habitués pour la plupart aux jeux vidéos, sont plus doués que leurs aînés pour manier ces simulateurs', commente Luc Soler en souriant. 'Interagir sur le monde 3D en regardant un écran 2D n'est pas un problème pour eux !' Une fois son opération rodée grâce aux exercices virtuels, le chirurgien de demain pourra se rendre au bloc opératoire, où, là encore, il aura affaire au monde virtuel par la biais de la 'réalité augmentée'. L'idéal serait en effet de pouvoir projeter sur le patient réel sa copie virtuelle, comme pour 'calquer' les organes à travers son abdomen et localiser ainsi avec précision leur position avant et pendant l'opération. Dans un autre bureau du département recherche et développement, l'ingénieur Stéphane Nicolau, docteur en traitement d'information médicale, travaille sur ce programme. Il règle la position d'une caméra placée au-dessus d'un mannequin en plastique. 'Nous voulons concevoir un système de guidage en temps réel pour les chirurgiens', expose-t-il, 'en superposant des reconstructions 3D préopératoires du patient sur des images vidéo externes de son corps.'

Si ce genre de technique existe déjà en neurochirurgie notamment, il existe un écueil de taille qui empêche son utilisation en chirurgie digestive : le patient ... respire. 'La poitrine monte, descend, monte, descend', explique Stéphane Nicolau. 'Repositionner le modèle 3D sur l'abdomen en permanence est un tour de force pour les calculateurs.' Pour pallier ce handicap, les ingénieurs de l'Ircad ont eu une idée de génie. Ils détournent une technique utilisée en muséologie pour déterminer la forme d'un objet : la lumière structurée. Une première mondiale. Le principe ? 'Un videoprojecteur projette sur le corps du patient des lignes parallèles qui se déforment avec les mouvements de respiration. Une caméra filme en temps réel. En suivant la déformation des lignes, l'ordinateur acquiert le mouvement respiratoire, puis recale alors l'image virtuelle sur la peau, selon des repères. On obtient ainsi un positionnement d'une précision de 2 mm pour le foie, et d'1,3 mm pour les reins.' Prochaine étape : parvenir à repérer, toujours en temps réel, les instruments du chirurgien. Le dispositif de tracking le plus précis semble être le suivi optique. Des pastilles réfléchissantes posées sur les instruments sont suivies par des caméras et un micro-GPS recalcule à tout instant leur position. Mais le problème majeur demeure l'occultation de l'image quand une main passe devant la pastille. Pour éviter l'écueil, les ingénieurs de l'Ircad cherchent à doubler le système d'une autre technique qui prendrait le relais :
'On aimerait obtenir quelque chose qui se rapproche de la Wiimote, la manette de la console de jeu Wii', explique Luc Soler. 'Elle fonctionne avec un système optique mais aussi un accéléromètre, un gyroscope... Nous cherchons comment reproduire la même chose avec nos outils'.

L'ensemble ce ces techniques permettrait de recaler automatiquement l'image réelle et virtuelle. Et ouvrirait la voie à la robotisation des tâches délicates. Pour l'heure, ingénieurs et praticiens en sont au stade des essais. 'Il faudra aussi que nous simplifiions tous les réseaux pour que nous n'ayons plus besoin d'un ingénieur derrière chaque praticien !', résume Luc Soler.

Au troisième étage de l'Ircad, l'agitation est grande. Le bloc opératoire qui y a été aménagé est peu conventionnel : 17 tables d'opération ont été réparties dans une vaste pièce. Des équipes constituées chacune de deux chirurgiens stagiaires, d'un infirmier de bloc et de deux anesthésistes en tenue s'affairent autour d'elles. Un chirurgien formateur surveille deux tables à la fois. Sous le champ opératoire, allongés en guise de patients ... des cochons. Les praticiens s'entraînent aux techniques opératoires. Même si Jacques Marescaux regrette que les essais se fassent encore sur des animaux, il reconnaît qu'aucune alternative n'a pour l'instant été trouvée. 'Cela reste le seul moyen de s'exercer', note-t-il. 'Pour l'heure, les cochons de laboratoire demeurent le meilleur modèle car leur anatomie ressemble beaucoup à la nôtre. Notre souhait est qu'ils soient remplacés par un simulateur virtuel sophistiqué. On va devoir attendre une dizaine d'années.'

Non loin de là, dans un 'vrai' bloc opératoire, Silvana Perretta, une as de la laparoscopie, pratique une chirurgie de l'obésité sur un patient. L'opération, filmée par des caméras, est enregistrée pour être diffusée sur Internet. 29 opérations sont déjà en lignes sur le site Internet de l'institut. Des chirurgiens de toutes nationalités peuvent venir s'en inspirer. Car l'Ircad a inauguré une université de chirurgie 'à distance' : le WebSurg. 'Nous proposons du contenu dans toutes les disciplines', explique Thomas Parent, le 'SurgeMaster'. Outre les vidéos d'opérations mises en ligne, le site offre 125 techniques opératoires, 135 présentations d'experts et plus de 1 000 interviews. 'C'est un peu la chirurgie pour les nuls', dit en souriant Thomas Parent. Depuis 2002, le site est habilité à délivrer des points de formation continue."
Le site Internet WebSurg est accessible aux chirurgiens du monde entier.

"Patient virtuel, réalité augmentée, chirurgie par voie naturelle, école high tech, WebSurg... Jacques Marescaux contemple son chef-d'oeuvre avec fierté. Né d'une idée un peu folle en 1994, l'Ircad a dépassé toutes ses espérances. Aujourd'hui, il a même fait des petits. Après Taïwan en 2008, une autre ville est déjà en lice pour s'offrir cette année une réplique, plus modeste, du modèle français : Buenos Aires, en Argentine."

Source :
Article et reportage d'Elena Sender
Sciences et Avenir Avril 2009
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