L'INCa dans la tourmente

La chirurgie robotique "made in USA" reste trop chère pour la France, où il ne fait pas bon avoir la folie des grandeurs côté budget. De même, les projets de l'INCa, qui veut faire les choses en grand, "à l'américaine", suscitent des critiques bien de chez nous : "Et si Khayat était Crozemarie ?"

Face à ces critiques à l'emporte-pièce, on ne peut que rester perplexe : le Professeur Khayat, cancérologue à réputation mondiale, veut faire les choses en grand. Cela n'a rien à voir avec un Crozemarie usurpateur (il n'était pas médecin, pour ne rien en dire d'autre), dont les escroqueries pourtant énormes ont mis des années à être révélées. Non pas découvertes (elles l'ont été assez rapidement), mais révélées.

Si on reproche à l'INCa d'avoir trop d'ambition, pourquoi ne pas formuler cette objection de la manière suivante : "-on n'est pas des Américains, revoyez votre budget et vos dépenses à la baisse !", ce qui aura le mérite d'appeler un chat un chat - plutôt que de distiller des insinuations malsaines et de jeter le bébé avec l'eau du bain. Pourquoi ne pas s'inspirer du pragmatisme des cultures anglo-saxonnes, plutôt que de l'Ancien Régime français avec ses "liaisons dangereuses" ?

"Depuis trois mois, l'institut vit en apnée, dans une atmosphère de fin de règne. L'Institut national du cancer (INCa) attendait en serrant les dents le rapport du Contrôle général économique et financier, qui devait être remis au gouvernement le 30 juin. Le Parisien en a publié l'essentiel, mardi 20 juin : il est accablant, et tombe au plus mal pour Jacques Chirac, qui pour son dernier 14-Juillet, rêvait d'un solide bilan dans la lutte contre le cancer, l'un des trois chantiers du quinquennat."

"'L'organisation des instances et surtout leur conduite comme l'animation des équipes n'ont pas été à la hauteur des enjeux et des difficultés de la lutte contre le cancer', tranchent les contrôleurs de Bercy. Ils regrettent 'les recrutements marqués par des liens de parentés', souhaitent 'renouveler la gouvernance', s'inquiètent des rémunérations des dirigeants, de la gestion des marchés et estiment cruellement que l'INCa 'n'assume pas son rôle de proximité avec les patients'. Terrible constat pour le professeur David Khayat, le charismatique cancérologue de la Pitié-Salpêtrière et président depuis un an de l'INCa. Il a indiqué au Parisien qu'il quitterait l'institut au plus tard le 24 novembre, ayant toujours dit qu'il partirait au bout de dix-huit mois.

L'INCa, qui doit s'installer sur l'île Seguin, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), est une énorme machine : 90 millions d'euros de budget, dont 45 à distribuer en crédits de recherche, 185 personnes, et une onction présidentielle qui a jusqu'ici permis de s'affranchir des obstacles et des intermédiaires. Les ennuis sont arrivés le 3 mars dans un courriel anonyme d'une certaine 'Noëlle', assez remontée. Elle y dénonçait, entre autres, 'le train de vie' de l'institut, 'le règne des copains', c'est-à-dire le recrutement d'au moins huit personnes proches de la direction. Une autre lettre anonyme, qui visait cette fois la directrice générale, a été envoyée début juin à l'Elysée directement.

Le procédé est détestable, mais les accusations étaient suffisamment précises pour inquiéter en haut lieu, d'autant que la colère couvait déjà au ministère de la santé. A bout de patience, Didier Houssin, directeur général de la santé, a ainsi envoyé le 8 mars une note d'une rare violence à son ministre, Xavier Bertrand, en réclamant 'un contrôle approfondi' de l'INCa, 'dans un domaine, a ajouté Didier Houssin à la main, où les esprits restent marqués par l'affaire de l'ARC'... La flèche est assassine : Jacques Crozemarie, ancien président de l'Association pour la recherche sur le cancer (ARC), a été condamné en juin 2000 à quatre ans de prison ferme pour avoir largement puisé dans la caisse et, selon les juges, 'trahi sans vergogne' l'association.

La note n'est cependant pas sortie des cercles du pouvoir, et l'INCa pouvait espérer que l'orage était passé, lorsque Gérard Bapt, député PS de Haute-Garonne, s'est avisé qu'en tant que 'rapporteur spécial' à la commission des finances, il avait le pouvoir d'effectuer 'un contrôle sur pièces et sur place'. Son rapport du 6 avril n'a pas eu l'écho qu'il méritait, et l'INCa a pu indiquer dans un communiqué qu''à l'issue de ce contrôle, il avait indiqué ne pas avoir trouvé de confirmation des différentes accusations' lancées à propos de la gestion de l'INCa'.

L'institut a le sens du raccourci, mais le rapport Bapt est plus abrupt. Le député convient en effet que la lettre anonyme est 'largement diffamatoire', que les frais de fonctionnement ne représentent pas 32% de la dotation de l'INCa mais 19,5%. Il n'a pas trouvé trace du million d'euros de frais de restauration ou de frais de déplacement en hélicoptère du professeur Khayat. Enfin le réaménagement du bureau du président n'a probablement pas coûté 300 000 euros, puisque l'ensemble des travaux dans l'immeuble est revenu à 446 000 euros.

Reste que l'institut vit sur un grand train. L'ancien directeur général avait un traitement annuel de 180 000 euros. Son successeur, Christine Welty, gagne moins, mais quand même 23% de plus que lorsqu'elle était directrice d'hôpital, et a de surcroît gardé son logement de fonction à la Pitié-Salpêtrière.

David Khayat, lui, est bénévole. Il a expliqué que sa rémunération était assurée par son poste de professeur et de chef de service d'oncologie - sa consultation en libéral revient, il est vrai, à 500 euros. S'il se ravisait, une 'indemnité' de 120 000 euros a cependant été provisionnée pour lui en 2006. Le budget de la présidence n'est d'ailleurs pas inconfortable : 510 000 euros, dont 238 000 pour payer - assez largement - les deux secrétaires à sa disposition, 30 000 euros de colloques et de séminaires, 150 000 de frais de mission, 6 500 de 'collations', 25 700 de frais de bureau et 10 000 de téléphone...

En matière immobilière aussi, l'INCa a vu large. L'institut a passé près d'une année dans le 15e arrondissement de Paris, puis a déménagé à Boulogne-Billancourt. Le bail du 15e a été signé pour quatre ans : l'INCa n'y est plus, mais paye toujours 300 000 euros par trimestre.

Le député s'interroge sur le niveau de certaines dépenses en 2005 qui, 'sans être totalement injustifiées', lui 'sembleraient pouvoir faire l'objet d'une gestion plus stricte'. Notamment les frais d'entretien et de réparation des locaux (1 million d'euros), les frais de déplacements, de missions et de réception (1,04 million d'euros), dont 453 000 euros de frais de réception et 237 000 de voyages. Le député s'étonne aussi des achats de mobilier (880 000 euros, soit 4 400 euros par agent) : il a fallu acheter deux fois les bureaux, les premiers n'auraient pas supporté le déménagement, selon la direction.

Ces sommes semblent 'quelque peu excessives' au député, d'autant que l'INCa ayant commencé à fonctionner au premier semestre 2005, ces dépenses ne couvrent qu'une période de six mois. M. Bapt est d'autant plus inquiet que des sommes conséquentes sont provisionnées dans le budget 2006 pour la présidence, le magazine bimestriel (710 000 euros), les conférences de presse (123 000 euros), les colloques (257 000 euros), l'informatique (1,5 million d'euros). Il note que, pour débaucher des scientifiques d'autres organismes, l'INCa 'a pu proposer des salaires entre 10% et 30% supérieurs', et que six personnes embauchées 'appartiennent effectivement à la famille de certains directeurs'.

La directrice générale de l'Institut a répondu, le 2 mai, par une note de 11 pages qui conteste à peu près tous les points soulevés. Les proches des directeurs embauchés sont quatre et non pas six, les salaires ne sont pas plus élevés qu'ailleurs, les dépenses de mobilier par personne ne seraient que de 1 860 euros, le calcul des frais de mission n'est pas le même. Quant aux prévisions budgétaires, la direction admet que le magazine sera finalement 'sensiblement réduit dans ses ambitions', qu'il est 'fort probable' que la somme dévolue aux conférences de presse 'ne soit pas entièrement consommée' et que, pour l'informatique, 'certains postes aient été surestimés'.

Trois administrateurs de l'INCa, la Fédération hospitalière de France représentée par le député Claude Evin et le professeur Jean Faivre ; la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer avec le professeur Thomas Tursz, et la Ligue nationale contre le cancer avec le professeur Henri Pujol, avaient provoqué un conseil d'administration extraordinaire le 31 mars, où 'les choses avaient été dites'. Avec le rapport de Bercy, elles sont désormais prouvées."


Source :
© LE MONDE
Compte-rendu de Franck Johannès


"Des dépenses 'extrêmement opaques'"


"Didier Houssin, directeur général de la santé (DGS), a signé le 8 mars une note sur 'le fonctionnement de l'INCa' à Xavier Bertrand, ministre de la santé, dont nous publions l'essentiel.

'Les difficultés que soulèvent nos relations avec l'Institut du cancer (INCa) allant croissant, je tiens à vous faire part de mes nombreuses préoccupations à cet égard. (...)

Jusqu'à l'intervention de la convention sur le dépistage des cancers, la répartition des tâches entre l'INCa (expertise et communication) et la DGS (politique des dépistages et leur gestion administrative, juridique et financière) impliquait une étroite collaboration, laquelle n'a pas eu lieu, en particulier du fait que la plupart des saisines techniques de l'INCa par la DGS se sont heurtées à une fin de non-recevoir. (...)

Par ailleurs, la participation de l'INCa aux groupes techniques sur le dépistage organisé du cancer a été aléatoire et sa contribution globalement faible (...).

Force est de constater que l'organisation des réunions du conseil d'administration n'a pas été correcte jusqu'ici : (...) le contenu des documents transmis est trop souvent insuffisant pour permettre une prise de position (...).

Ainsi, lors du dernier conseil qui devait examiner le budget de l'INCa pour 2006, aucun programme d'activité 2006 permettant de juger de la pertinence de ce budget n'était joint. (...)

De manière générale, l'emploi des ressources de l'INCa est extrêmement opaque et ne permet aucun contrôle de notre part ; citons par exemple : l'affectation des crédits figurant sur certains postes de direction (notamment de son président), la ventilation des frais de déplacement, la location de meublés mis à disposition des experts, les travaux importants au siège peu avant le déménagement dans d'autres locaux, la qualité et le bien-fondé de certains recrutements (...), les procédures de mise en concurrence pour les marchés, l'utilisation des crédits attribués aux cancéropôles, l'attribution de subventions diverses... (...)

Les préoccupations que j'exprime sont totalement partagées par nos homologues du ministère de la recherche et ceux des autres administrations partenaires.'

(Didier Houssin a ajouté, à la main) : 'Le positionnement et le pilotage actuels de l'INCa pèsent négativement sur la dynamique du plan cancer. Dans un domaine où les esprits restent marqués par l'affaire de l'ARC, le contrôle approfondi de la gestion financière de l'INCa doit être effectué sans délai'."

Source :
© LE MONDE

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